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— Pas de nouvelle d’Amonked ? interrogea Hori.
Amusé par l’impatience de son scribe, Bak passa les doigts sous sa ceinture déjà humide de transpiration, bien que le jour soit à peine levé. Lorsqu’il vivait à Bouhen, il songeait avec nostalgie à la fraîcheur de Kemet. Mais en cette période la plus chaude de l’année, il constatait que le climat de son pays natal n’était pas moins pénible que sur la frontière sud.
— Il était tard hier, lorsque nous sommes arrivés dans le port de Ouaset et que j’ai pu lui envoyer le message.
Le jeune scribe se hissa sur le mur de brique de l’enclos où Bak avait sorti ses deux beaux étalons noirs. Défenseur et Victoire broutaient au bord du canal d’irrigation. Un peu de verdure apparaissait parmi les herbes sèches et cassantes, avides des eaux de la crue qui bientôt déferleraient sur la terre altérée. Des oies brunes barbotaient dans une flaque boueuse, près de l’abreuvoir, et des canards picoraient le grain répandu devant la porte d’un abri, à l’extrémité opposée de l’enclos. De l’autre côté du mur, quelques chèvres et deux baudets mâchaient du foin sous un auvent Plus loin, un petit troupeau de vaches, de moutons et de biques paissait dans le champ de chaume sec d’un voisin. Une fillette les gardait et jouait avec son chien, qui poussait des jappements.
— Qu’ont pensé ta mère et ton père en te voyant filer de si bon matin ? demanda Bak.
Hori haussa les épaules.
— J’ai dit que je devais retrouver Kasaya ici, ce qui est la vérité.
— L’un et l’autre, vous êtes libres d’aller où bon vous semble jusqu’à ce que nous reprenions le voyage vers Mennoufer. Combien de fois faut-il vous le répéter ? dit Bak en fixant le jeune homme avec sévérité. Tu es resté loin de tes parents durant des mois. Ils aimeraient sûrement passer du temps avec toi.
Incapable ou peu désireux d’affronter le regard de Bak, Hori se concentra sur son pied droit, qu’il balançait contre le mur.
— Bien que j’aie seize ans, ils me considèrent comme un gamin. Toi, non.
Ces mots rappelèrent à Bak sa toute première permission et la façon dont l’avait traité la gouvernante de son père, la seule mère qu’il eût jamais connue ; il éprouva de la compassion pour le petit scribe. Comment l’aurait-elle accueilli, si elle avait été là ? Après cette longue absence, l’aurait-elle materné comme par le passé ou aurait-elle admis qu’il était devenu un homme ? Bak devrait patienter pour le savoir. Elle s’était rendue à Ipou afin d’assister sa fille durant l’accouchement.
— Et Kasaya, avait-il une excuse pour s’échapper ? Ou l’as-tu débauché afin d’avoir un compagnon dans tes vagabondages ?
— Son lot est encore pire que le mien, si toutefois c’est possible. Sa mère le tarabuste depuis qu’il a remis les pieds chez eux. Elle lui a trouvé la jeune fille idéale et insiste pour qu’il l’épouse.
Hori se mit à pouffer, et Bak ne put s’empêcher de rire avec lui. Kasaya était doté d’un caractère charmant et d’un physique agréable, mais pas d’une très grande intelligence. Il plaisait aux femmes quel que soit leur âge, et bien souvent elles ou leurs parents croyaient voir dans ses marques de gentillesse des intentions plus sérieuses. Plus d’une fois, à Bouhen, il avait échappé de justesse aux liens du mariage.
Une pensée ôta à Bak toute envie de rire. Ce serait vers lui que le jeune Medjai se tournerait s’il avait besoin de la voix de l’autorité pour éviter le sort que lui destinait sa mère. Frissonnant à cette perspective, le lieutenant s’approcha des chevaux dont il avait refusé de se dessaisir, comme le bon sens l’aurait dicté, lorsqu’on l’avait exilé.
Il ne savait si les étalons le reconnaissaient. Après tout, son absence avait duré plus de deux ans. Mais en le revoyant pour la première fois, le soir précédent, ils l’avaient accepté sans hésiter. Lorsqu’il était revenu à l’aube pour les panser, ils avaient paru savourer le contact de sa main tandis qu’il caressait leur museau, brossait leur robe lustrée, puis peignait leur longue crinière et leur queue. Il ne les avait pas attelés au char – tenant d’abord à s’assurer que les diverses parties du véhicule léger, à deux roues, n’étaient pas endommagées –, mais il doutait qu’ils l’accepteraient aussi rapidement que sa présence. Son père, Ptahhotep, était médecin et préférait marcher, de sorte que les chevaux avaient rarement quitté leur enclos, ou l’écurie rudimentaire où on les enfermait la nuit.
— Tu crois qu’Amonked te demandera de capturer le pilleur de tombes ? interrogea Hori.
Bak observa le jeune homme, par-dessus les chevaux. Il aurait pensé qu’Hori avait surmonté l’envie de traquer ceux qui offensaient Maât. Apparemment, il n’en était rien, d’où cette visite matinale.
— Amonked est le gardien des greniers d’Amon, Hori, et non un fonctionnaire de police.
— Il pourrait aller trouver le responsable et lui suggérer de te confier l’enquête.
— S’il en avait le désir, je suppose que oui.
— Tu accepterais ?
Bak sourit – au jeune homme, mais aussi de lui-même.
— À ton avis ?
— Pourquoi ne le lui proposes-tu pas ? s’obstina Hori, dont le regard enthousiaste ne laissait aucun doute sur son goût personnel. Tu aurais besoin de moi pour t’aider, pas vrai ? Et aussi de Kasaya ?
— Bak ! appela Ptahhotep.
Le médecin apparut à l’angle de la modeste maison blanche qui se trouvait à une vingtaine de pas de l’enclos. Ayant été appelé de bonne heure, il s’en revenait sur le chemin passant à travers champs. Il était suivi d’un adolescent plus jeune qu’Hori d’un ou deux ans, vêtu d’un pagne mi-long maculé d’encre. « Un apprenti scribe », devina Bak.
Ils franchirent l’étendue d’herbe rabougrie devant le portique qui bordait la maison sur toute sa longueur, à l’ombre de dattiers et d’un grand sycomore. Bak avait reçu cette maison et son petit lopin de terre pour avoir élucidé un crime peu après son arrivée à Bouhen. Cette propriété lui inspirait des sentiments contradictoires. C’était assurément une belle récompense, mais non l’or de la vaillance tant espéré.
Priant pour que le scribe soit porteur d’un message d’Amonked tout en doutant qu’il lui parvienne si tôt, Bak alla à leur rencontre.
— Voici Houy, annonça Ptahhotep. Il est chargé de te conduire auprès d’Amonked.
Nul ne pouvait voir le médecin et Bak côte à côte sans deviner qu’ils étaient père et fils. Le premier était plus frêle ; sous ses cheveux blancs, des rides marquaient son front, le coin de ses paupières et de ses lèvres. Mais, en dépit du tribut exigé par les années, la ressemblance s’imposait comme une évidence.
Bak adressa une prière de gratitude à Amon. Tout au fond de lui, il avait craint qu’Amonked ignore son message, pensant qu’il venait dans la capitale en quête d’avancement. Il sauta par-dessus le mur, puis échangea un regard avec Hori, telle une sorte de promesse. Pas plus que le jeune scribe, il n’avait envie de passer un mois tranquille à Ouaset.
Amonked pressa les épaules de Bak comme s’il retrouvait un ami de longue date.
— Bienvenue à Ouaset, lieutenant ! Je ne doutais pas que tu t’arrêterais en chemin pour voir ton père et j’osais espérer ta visite.
— Tu étais informé de mon changement d’affectation ? Mais oui, évidemment ! dit Bak en riant. Quoique tu aies quitté Ouaouat sans espoir de retour, ton intérêt, une fois éveillé, ne faiblit jamais. Si je sais une chose à ton sujet, c’est bien cela.
Flatté de ce qu’il prenait à juste titre pour un compliment, Amonked entraîna Bak à l’ombre d’un portique, en face de l’entrée d’un entrepôt d’Amon.
— Il est vrai. Je ne manque jamais de lire les comptes rendus que Thouti adresse à Ouaset.
Houy les suivait à distance respectueuse, attendant de nouveaux ordres. L’entrepôt, composé de dix longs magasins voûtés, se trouvait près d’un quai qui permettait de décharger les marchandises des navires à proximité des nombreux greniers. Huit des portes étaient scellées ; par l’ouverture des deux autres s’exhalaient des effluves de céréales et d’huile d’olive. Tout au bout de la colonnade, cinq scribes assis sur des nattes de roseaux écrivaient d’une main rapide sur des rouleaux de papyrus.
Bak se réjouissait de cet accueil chaleureux. Tout en prenant place sur un tabouret bas, il examina celui qu’il était venu voir. Plutôt replet, de taille moyenne, Amonked occupait un siège dont le luxe seyait à son rang, garni d’une multitude de coussins chamarrés. Il portait le simple pagne à mi-mollets des scribes et quelques bijoux en perles multicolores. Sa chevelure clairsemée ne lui inspirant pas la moindre honte, il ne mettait pas de perruque. Comme Bak le constata avec plaisir, il n’avait pas changé depuis que, débarrassé du sable et de la sueur de Ouaouat, il était retourné à son existence facile et confortable.
Amonked ordonna à Houy d’approcher une table basse où étaient disposés deux verres à pied, une cruche de vin et une coupe de fruits. Puis il déclara :
— Commençons par le commencement. Parle-moi de Bouhen et raconte-moi tout ce qui s’y est passé depuis que j’ai vu la garnison pour la dernière fois.
Savourant le riche bouquet du vin, Bak le remercia d’abord, au nom du commandant Thouti et de lui-même, d’avoir tenu toutes ses promesses. Ensuite, il lui donna des nouvelles des nombreuses personnes qu’Amonked avait rencontrées durant son long périple vers le sud. De son côté, l’intendant d’Amon invita Bak chez lui afin de renouer connaissance avec les membres du groupe d’inspection. La douceur de la brise et le roucoulement des colombes agrémentèrent leurs retrouvailles.
Quand enfin il n’ignora plus rien des événements des derniers mois, Amonked posa son verre sur la table et donna à la conversation un tour plus sérieux.
— Tu dis dans ton message que tu souhaites me faire part d’une offense perpétrée contre Maât. Un acte vil, dont les tenants et les aboutissants ne pourront être éclaircis qu’à Ouaset.
Bak détacha de sa ceinture le carré de lin où il conservait les bijoux. Il le dénoua et déplia l’étoffe, non sans un bref regret que les bagues et les bracelets ne baignent plus dans leur écrin de miel. Cela aurait eu un côté spectaculaire qu’Amonked aurait apprécié.
— Voici ce que j’ai découvert en inspectant des marchandises en partance pour le Sud, qui transitaient par Bouhen.
Amonked prit un bracelet d’or incrusté de turquoise et de cornaline. Après avoir lu le cartouche royal, il examina les cinq autres objets.
La mine grave, il conclut :
— Les bijoux d’une concubine ou d’une princesse royale, sans l’ombre d’un doute. Une femme appartenant à l’entourage de Nebhepetrê Mentouhotep, premier de la longue lignée de rois qui établirent à Ouaset le siège de leur pouvoir. Apprends-moi de quelle façon tu as trouvé ces bijoux et qui les avait en sa possession.
Bak le lui expliqua en détail et relata l’interrogatoire qui avait suivi. Il résuma ses conclusions succinctement :
— À mon avis, Nenouaf ne sait rien de plus que ce qu’il nous a dit.
Alors qu’il contemplait les bijoux, l’expression d’Amonked s’assombrit. Il dit avec tristesse :
— Ce n’est pas la première fois que de tels trésors sont découverts à bord d’un navire faisant route vers une terre lointaine. Sur les dix-huit objets précieux retrouvés par les inspecteurs du port, certains, comme ceux-ci, avaient été dérobés dans un tombeau royal. D’autres provenaient de sépultures anonymes. Tous furent portés par des nobles depuis longtemps défunts.
Bak poussa un sifflement de surprise. Les pièces qu’il avait saisies ne constituaient donc qu’une fraction du trafic. La situation était plus grave qu’il ne l’avait supposé.
— Tout provenait-il du même cimetière ?
— Nous l’ignorons. Les quatre contrebandiers que nous avons appréhendés n’en savaient pas davantage que ton Nenouaf, dit Amonked en reprenant son verre. Et même si les bijoux volés portaient le nom du défunt, cela ne nous renseignerait pas sur l’emplacement du tombeau. Certains étaient d’un style courant sous le règne de Mentouhotep et de ses successeurs immédiats ; les autres, dénotant un art moins raffiné et une origine plus tardive, furent peut-être confectionnés dans une capitale provinciale.
Bak discernait le fond du problème. Il était rare de retrouver des papyrus datant d’une époque aussi reculée. Entre-temps, des famines et des guerres avaient bouleversé le pays de Kemet, semant le chaos dans les archives.
— Le tombeau et le temple funéraire de Mentouhotep se trouvent sur la rive occidentale de Ouaset. Les femmes qui étaient chères à son cœur ne sont-elles pas enterrées tout près ?
Amonked grappilla du raisin et en lança un grain dans sa bouche.
— D’autres que toi ont tenu le même raisonnement. Le lieutenant Menna, qui supervise la garde des vallées funéraires à l’ouest de notre cité, a reçu pour mission d’arrêter le coupable. Jusqu’à présent, la chance ne lui a guère souri. Certes, il lui arrive de découvrir un tombeau ouvert, de temps en temps. Une sépulture humble et exiguë, pas de celles qui renferment des bijoux de prix. Si quelqu’un est à même d’élucider cette affaire, c’est lui. Il occupe ce poste depuis plus de trois ans et connaît très bien la région. Je vais le convoquer afin de te le présenter.
Pendant que l’intendant donnait des ordres en ce sens à l’apprenti scribe, un battement de tambour et le chant rythmé des rameurs annoncèrent le départ d’une barge de transport. À peine s’était-elle éloignée du quai qu’une autre manœuvra afin de prendre sa place. Le ponton restait rarement désert, à cette époque de l’année. La fin des moissons inaugurait le temps de partager les fruits du labeur avec le palais et avec Amon. Les portefaix, qui jour après jour transféraient dans les entrepôts du dieu les offrandes venues sur de lourds navires, étaient assis par terre sous un bouquet de palmiers, dans l’attente de la prochaine cargaison. L’un d’eux sifflotait, quelques-uns jouaient à un jeu de hasard, les autres bavardaient et plaisantaient, jamais en mal de conversation même s’ils se côtoyaient en permanence.
La connaissance approfondie d’Amonked au sujet de ces vols intriguait Bak. Dès que le scribe fut parti, il interrogea son ami.
— Tu n’es pas responsable de l’enquête, n’est-ce pas ?
— Pas du tout. La tâche que m’a récemment confiée Maakarê Hatchepsout concerne la construction du Djeser Djeserou, son temple funéraire.
Amonked regarda les raisins, mais ne céda pas à la tentation.
— Ma seule préoccupation, dans cette affaire, est qu’ils pourraient se produire juste sous le nez des bâtisseurs du temple.
— Je vais rester à Ouaset un mois, peut-être plus, le temps que le commandant Thouti arrive de Bouhen.
Pour ne pas sembler trop empressé, Bak prit une datte dans la coupe avant d’ajouter d’un air dégagé :
— Je serais heureux de me rendre utile.
Amonked parut amusé, comme s’il voyait à travers cette feinte désinvolture.
— Je n’en doute pas, et tu remplirais cette mission à la perfection, toutefois j’en ai une plus urgente à te confier.
Bak sentit son cœur se serrer. Hori serait déçu. Par le souffle d’Amon, ne l’était-il pas lui-même ?
— Cette enquête sera peut-être moins à ton goût, concéda Amonked, mais elle doit aboutir avant que d’autres ne perdent la vie.
Qui avait donc perdu la vie ? Bak refoula un élan d’espoir, honteux de se réjouir du malheur d’autrui.
— Je t’écoute, intendant.
— Le Djeser Djeserou a été la cible d’une série d’accidents, qui ont commencé presque dès le début de la construction, voici environ cinq ans. Leur nombre, peu élevé tout d’abord, n’a fait que croître. Plusieurs hommes en sont morts. Maints ont été blessés, parfois grièvement. Je soupçonne de la malveillance et je veux que tu mènes des investigations.
Bak ne savait que dire. Les chantiers de construction étaient par définition des lieux dangereux. Des accidents se produisaient sans cesse, à cause de la négligence humaine ou des caprices des dieux. Comment voulait-on qu’il enquête sur la raison de chaque malheur survenu en cinq longues années ?
Pire encore, ce projet de construction était cher au cœur d’Hatchepsout, dont il faisait la fierté. Comment réagirait-elle en apprenant qu’un homme qu’elle avait exilé sur la frontière sud en foulait les pavés ? Le renverrait-elle dans cette cité de Bouhen qu’il avait fini par tant aimer ? Ou, plus vraisemblablement, dans un poste isolé où il serait à jamais oublié du monde ? Il ne voulait pas de cette mission.
Amonked devait lire dans ses pensées, car il précisa :
— Tu n’as rien à redouter de ma cousine, lieutenant. Tu n’auras à répondre que devant moi.
— Si elle conteste l’opportunité de ma présence ?
— Il me suffira de lui rappeler tes talents de chasseur d’homme. Pourra-t-elle se permettre de te renvoyer ? Je ne le pense pas.
Bak but une gorgée de vin, l’un des meilleurs qu’il eût goûtés depuis longtemps. Il n’était qu’à demi satisfait par cette promesse. Malgré sa confiance en Amonked, il doutait que l’intendant d’Amon, tout proche parent qu’il fût, puisse se dresser contre la souveraine la plus puissante du monde si elle avait fixé son cœur sur une voie déterminée. Il avait mesuré la force de sa volonté lorsqu’elle l’avait exilé. Mais quel moyen avait-il de refuser ?
— Combien d’hommes au juste ont été blessés ou tués ?
Peut-être le nombre d’accidents survenus au Djeser Djeserou n’était-il pas pire qu’ailleurs.
— Treize ont péri : deux chefs d’équipe, neuf ouvriers, un scribe et un garde. Sept se sont estropiés et n’ont jamais pu reprendre leur activité sur le chantier. Ce nombre inclut mon scribe Thaneni, que tu as connu à Ouaouat.
« Un homme de valeur, se rappela Bak. Sa jambe raide et mutilée montrait la gravité de l’accident qui avait failli lui coûter la vie. »
— Plusieurs autres sont restés infirmes, continua Amonked, mais ont pu assumer des besognes moins physiques. Bien entendu, il y a eu d’innombrables incidents ordinaires, trois ou quatre par mois, environ.
Bak devait admettre que ces chiffres étaient élevés. Il n’avait pas de point de comparaison, mais s’il avait supervisé des travaux entraînant tant de malheurs, lui aussi aurait été préoccupé.
— Qu’en disent les ouvriers ?
— Ils les attribuent à un esprit malin, répondit Amonked avec une grimace de réprobation.
« Cela n’a rien de surprenant, songea le policier. Les hommes dépourvus d’instruction sont superstitieux et trouvent plus facile d’imputer une cause surnaturelle à des accidents répétés. »
— A-t-on remarqué la disparition d’outils ? Les hommes ont-ils été payés en mesures trop parcimonieuses ? Les artisans de talent font-ils défaut ?
— Y a-t-il un problème de corruption, tu veux dire ? répondit Amonked. Ma foi non. Mes scribes examinent tous les rapports que je reçois. Ils vérifient chaque inventaire afin de déceler tout vol de biens ou de matériel. Ils se penchent sur les rumeurs évoquant de mauvaises mœurs, les querelles entre ouvriers, les plaintes pour de menus larcins et tous les autres délits mineurs qui vont de pair avec un projet aussi ambitieux. Ils n’ont rien trouvé qui sorte de l’ordinaire.
— En somme, tu leur accordes toute ta confiance.
— Je remettrais ma vie et mon honneur entre leurs mains.
Bak ne doutait pas que l’opinion d’Amonked fût justifiée, mais d’honnêtes fonctionnaires ne savaient pas toujours distinguer le ver dans le fruit du labeur des hommes.
— Je reprendrai néanmoins cette piste pour m’assurer qu’aucun détail ne leur a échappé. Hormis cela, tu ne m’as pas donné beaucoup d’indices pour entreprendre ma tâche, remarqua-t-il avec un sourire en coin. Rien qu’un esprit malin.
Un homme ventripotent, affligé d’un énorme grain de beauté noir au menton, s’avança sous le portique. Il dit quelques mots au scribe en chef, qui le conduisit auprès d’Amonked et l’annonça. C’était le capitaine d’un navire qui venait d’accoster. Ils discutèrent de la cargaison, pour l’essentiel du blé et de l’orge, et d’autres questions relatives au transport. N’écoutant que d’une oreille, Bak observa l’équipage se préparer à décharger et la rue animée qui reliait les nombreux entrepôts du domaine. Des moineaux sautillaient au milieu des passants pour s’emparer de grains tombés d’un sac, plus tôt dans la journée.
Il aperçut Houy qui arrivait d’un pas pressé, accompagné d’un homme de grande taille et bien découplé, arborant un bâton de commandement. « L’officier chargé de l’enquête », songea Bak.
Amonked prit congé du capitaine, attendit que les deux nouveaux venus s’approchent et se chargea des présentations.
— Vous devriez bien vous entendre, remarqua-t-il. Le lieutenant Bak a dirigé la compagnie medjai du fort de Bouhen pendant plus de deux ans. C’est un fin limier. Je lui ai exposé les éléments dont tu disposes, ajouta-t-il à l’adresse de Menna, en lui indiquant un tabouret pliant que Houy avait approché.
Pendant que l’officier dégustait du vin et des fruits, Bak l’observa à la dérobée. Âgé d’une trentaine d’années, il s’était oint d’huile et parfumé après son bain. Son pagne était immaculé, son collier large et ses bracelets en perles brillaient d’un doux éclat. La boucle de sa ceinture, le manche de sa dague et son bâton de commandement rutilaient. Bak n’avait jamais rencontré d’homme à l’apparence aussi soignée. Il se demanda de quoi il avait l’air après avoir arpenté durant des heures les cimetières balayés par le sable.
Amonked remit à Menna les objets précieux, dans leur carré de lin.
— Le lieutenant Bak a découvert ces bijoux sur une barge transitant par Bouhen. Sans lui, ils orneraient maintenant le corps de l’épouse d’un obscur roi de Kouch.
Après avoir examiné chaque objet de près, Menna tapota d’un doigt le nom inscrit dans le cartouche.
— Je parie qu’ils viennent du même tombeau que le collier et la ceinture en coquillages confisqués à Mennoufer il y a deux mois, lors de l’inspection d’un navire.
— Je n’en serais pas surpris, dit Amonked, qui durcit le ton. Cette abomination doit cesser, lieutenant ! Il faut que tu découvres les tombeaux profanés et, par-dessus tout, que tu arrêtes le coupable.
Menna lança un coup d’œil vers Bak, à l’évidence contrarié qu’il soit témoin de ce qui ressemblait fort à une réprimande.
— Comme tu le sais, intendant, mes hommes et moi avons exploré plus d’une fois les cimetières de la rive ouest sans rien remarquer d’anormal. Je commence à croire que les tombeaux pillés se trouvent ailleurs. Sans doute près de Mennoufer, où la majorité des bijoux a refait surface.
— Encore un peu, et tu soutiendras que Mentouhotep a fait ensevelir ses proches à Bouhen, répliqua Amonked, les sourcils froncés.
— Non, intendant, répondit Menna en rougissant.
— Ce noble souverain fut inhumé ici, de même que ses successeurs. Tu ne peux suggérer avec sérieux que sa concubine, qu’il éleva au-dessus de toutes les femmes, ou sa fille, à qui il donna la vie, reposent loin de lui.
— S’agissant d’une princesse, elle a pu être emmenée par son époux…
Menna dut comprendre l’inanité de ses efforts face à cette volonté de fer, car il s’embourba dans ses explications. À contrecœur, il céda :
— Très bien, intendant. Nous reprendrons nos recherches sur le terrain, et ce autant de fois qu’il le faudra.
— Qu’il en soit ainsi. Bak, je souhaite que tu répètes au lieutenant Menna tout ce que tu m’as relaté au sujet de ces bijoux anciens.
Bak obtempéra. Quand il admit qu’il n’avait tiré aucune information valable de Nenouaf, Menna crut bon de souligner :
— Donc, tu n’es pas plus avancé que moi.
— Beaucoup moins, à coup sûr, riposta Bak qui, n’ayant jamais prétendu en savoir davantage, fut irrité par cette remarque. Je n’ai pas connaissance de ces profanations depuis aussi longtemps que toi, lieutenant, qui parcours les cimetières jour après jour.
— Aimerais-tu me seconder dans ma tâche ? Il y a des centaines de tombeaux à l’ouest de notre cité, et un homme de plus ne serait pas de trop.
Le ton de l’officier était neutre, sans la moindre trace de rancœur, toutefois Bak perçut dans cette suggestion une certaine causticité. Soit Menna était encore vexé qu’il l’ait vu en fâcheuse posture, soit, en dépit des éloges d’Amonked, le lieutenant de la garde prenait ce nouveau venu de la frontière sud pour un médiocre, incapable de traquer ceux qui offensaient Maât ou de remarquer l’entrée ensablée d’un tombeau même s’il marchait à côté. Ce genre de préjugé n’était pas rare parmi les officiers qui n’avaient jamais eu de poste hors de la capitale.
Amonked scruta Menna sans que son visage ne révèle ses pensées, un masque que Bak avait appris à connaître, à Ouaouat.
— Le lieutenant Bak passera un certain temps à Ouaset, cependant il n’aura pas le loisir de t’aider. Je l’ai chargé de découvrir la cause des nombreux accidents survenus au Djeser Djeserou.
Menna lança à Bak un regard surpris, puis sourit.
— Je te souhaite bonne chance. D’après ce que j’ai entendu, tu t’apprêtes à poursuivre un gibier insaisissable.
— Je ne suis pas du genre superstitieux, lieutenant.
— Je ne suggérais rien de la sorte. Je voulais dire en fait que la superstition suffit souvent à engendrer des accidents.
— Peut-être, éluda Bak, lui refusant la satisfaction de le voir contester ou approuver ses paroles. Tu n’as rien dit lorsque j’ai décrit le dessin, autour du col de la cruche. Ce collier, avec un pendentif en forme d’abeille, ne te rappelle-t-il rien ?
— Absolument rien.
Malgré cette réponse peu encourageante, Bak insista :
— Connais-tu un éleveur d’abeilles qui marque son miel de cette manière ? Si ce n’est lui qui a glissé les bijoux dans le récipient, il pourrait nous indiquer qui l’a eu en sa possession par la suite.
Menna haussa les épaules.
— Je n’ai jamais vu de marque qui y ressemble et je ne connais personne qui en utilise de semblable.
— D’après le marchand que j’ai arrêté à Bouhen, ce stratagème lui permettait de distinguer la cruche dotée d’une valeur particulière. Ce système était en effet nécessaire si, comme il l’affirme, il n’était qu’un intermédiaire, ignorant ce qui était caché à l’intérieur. Au port, les inspecteurs ont-ils déjà remarqué ce genre de dessin ?
Menna lui accordait cette fois toute son attention.
— Pas à ma connaissance, mais ce serait intéressant d’en discuter avec le capitaine du port. Je m’en occupe aujourd’hui même, assura-t-il, se levant pour partir. En fait, je pourrai lui en parler dès ce matin, avant de passer sur la rive ouest. J’apprécie ta suggestion, lieutenant, et je te félicite d’être si avisé.
Bak le regarda s’éloigner d’un pas pressé, soupçonnant que cette louange finale n’était pas dénuée de condescendance. Au moins, Menna était assez impressionné pour suivre une nouvelle piste qui, peut-être, se révélerait fructueuse.
Si seulement les rôles étaient inversés ! Si seulement il avait pu enquêter sur les vols perpétrés dans les tombeaux, et Menna sur les accidents dont étaient victimes les ouvriers ! Comme l’officier l’avait fait remarquer, la superstition suffisait parfois à les engendrer, et Bak craignait que ce ne fût le cas au Djeser Djeserou.
Néanmoins, il fallait admettre que le malheur paraissait s’y abattre avec une singulière opiniâtreté.